Création de PRCZFM
Quelques notes :
Pour chacune de ces trois civilisations à une période clé de leur existence, j’ai essayé de visualiser la place particulière que l’homme conférait au minéral dans le champ de son existence.
Pour le japonais, certaines pierres abritent un kami, esprit ou divinité avec lequel il s’agira d’exprimer le fuzeï (donner une impression tout en provoquant une émotion). Dans la période romane, l’imagier désigne le sculpteur et non le fresquiste, les chapiteaux et les tympans jouent un role considérable, la pierre est lieu d’écriture où les lettres deviennent images, leur conférant parfois le statut d’idéogramme. Chez le maya, particulièrement à travers le glyphe taillé dans la pierre, il s’agissait de l’expression du sacré dans la cité, ainsi altépetl représente une conception mythique de la ville, comme la Jérusalem Céleste. Tous sont reliés aux manifestations cosmiques, aux forces telluriques, à des préceptes divins et à trois environnements inderdépendants : le ciel, la terre, et l’inframonde ou monde souterrain, monde caché. Cette dimension trine se retrouve aussi bien dans le san zon seki ou pierres des trois saints ( qui stoppent les mauvais esprits), qu’à Palenque avec le temple de la croix, dont la forme évoquait les trois pierres du foyer disposées durant la création de l’univers, ou que dans l’église romane où les trois parties sont réunies en un seul édifice : narthex, nef et chœur.
Incohérent serait d’établir une date butoir à cet espace-temps concernant le rôle et la signification de la pierre, tant ceux-ci s’enracinent dans la nuit des temps et se prolongent bien après la fin des périodes définies. Quant à la culture japonaise, trouver la construction originale relève de l’impossibilité et serait, de plus, en contradiction avec ce qu’elle est, ce qu’elle éprouve dans son essence même, donnant la primauté à l’acte d’accomplir et non à l’accomplissement. Reconstruire ici c’est fondamentalement revenir à l’origine; la copie ne peut être distinguée de l’original.
Difficile aussi de fixer les limites de l’art roman entre la fin 9ème et le cours du 12ème siècle, alors qu’il ne commence en Angleterre qu’au 13ème siècle, se perpétue dans le sud de l’Europe, et persiste même sur l’ensemble du continent jusqu’au 15ème siècle, voire, bien au-delà. Difficile aussi d’en exclure l’art cistercien issu d’un des plus grandes ordres religieux, créé en 1098 par Saint Robert de Molesme et qui, sous l’impulsion de Saint Bernard choisira le carré comme la forme qui exprime au mieux son projet de vie monastique et communautaire : il est le signe de la Jérusalem nouvelle. Ce carré, on le retrouve à la même époque comme élément de base, aussi bien au Japon qu’au Mexique, deux mondes qui pensaient l’un et l’autre que le cosmos lui-même était carré.
Le carré, figure géométrique « existentielle », le cercle figure géométrique « mystique », que l’homme essaya de batir avec un carré de même aire, cherchant l’impossible quadrature du cercle en raison de la transcendance de π. « Tout est nombre. Dieu est un nombre. Dieu est en tout » Pacal Votan, Maya, 7ème siècle.
Pour la pensée romane, le rond, le demi-cercle, la voute, le tympan, ou encore le porche, expriment le divin, le ciel ; la pierre romane est celle où Dieu s’incurve. En Mésoamérique, toutes les civilisations ont grandi avec la notion du cercle sacré : l’espace, le temps, la vie et le divin sont composés de cercles concentriques, et leurs édifices d’études astronomiques, par leur forme circulaire, rappellent le grand cercle de leur calendrier solaire. Au Japon, c’est un cercle invisible qui sert à composer, disposer les éléments dans l’espace, in memoriam du disque solaire d’Amaterasu, du soleil levant.
Là où nous faisons une croix pour désigner la bonne réponse, le japonais dessine un cercle. L’Enso n’est autre qu’une pratique calligraphique du cercle des lumières, cercle infini, à même de symboliser l’accès à l’univers illimité. Le temple bouddhiste zen Genkou-an à Kyoto résume bien cette utilisation du cercle dans l’architecture : d’un côté une fenêtre ronde, celle de l’éclairement spirituel, de l’autre une fenêtre rectangulaire, que l’on nomme fenêtre de la confusion. Le cercle représente ici une figure pure, ce qui veut dire, dans l’esprit japonais, une figure sans préjugés, étape ultime de l’illumination ou de la révélation. Tandis que le rectangle, fenêtre de la confusion, exprime le parcours humain, les 4 coins correspondant aux 4 directions auxquelles l’homme ne peut échapper : naitre, vieillir, être malade, mourir. Il faut aussi souligner l’influence (avec Kobo Daishi qui introduit au 9ème siècle le culte Shingen), des mandalas (terme sanskrit qui veut dire cercle, communauté), diagrammes de l’univers spirituel, sur l’architecture traditionnelle japonaise, son jardin et le choix de la pierre oku.
La civilisation maya, elle, s’est bien achevée par la période dite post-classique, ou classique terminal ( Itza de Tayasal, l’actuel ville de Flores au Guatemala, serait le dernier royaume maya; il succomba devant les Espagnols en 1697, à l’aube du 18ème siècle !), mais tous ne sont pas du même avis sur la datation de son déclin, qui commencerait pour certains au 9ème siècle, jusqu’à son extinction presque totale au 16ème siècle. En tout cas, nombre d’ensembles architecturaux imposants appartiennent au classique récent, et donc se terminant au 9ème siècle. Ce qui en revanche apparait clairement aujourd’hui, c’est l’interaction entre les différentes cultures, à tel point qu’il serait erroné de cloisonner de manière absolue chacune dans sa sphère d’influence, et même dans son territoire. Les échanges entre le Mexique central et la région Maya étaient constants depuis les temps les plus reculés, ils se développèrent encore plus durant la période classique et post-classique, avec l’instauration de dynasties originaires de Téotihuacan dans de grandes cités de l’aire Maya. Ce jeu d’influences fut aussi remarquable entre les Toltèques et les Mayas.
Concernant les jardins japonais, qui firent un usage particulier de la pierre (l’une signifiant une falaise abrupte, l’autre une montagne, ou encore une barque à la dérive etc.), Yoshitsune Gokyôhoko, auteur présumé du Zen sai hisho ( résumé des secrets sur la construction des jardins) au 12ème siècle, lui-même inspiré de l’ouvage de Yoshitsuna Tachibana rédigé en 1040, nous invite à regarder la fonction de la pierre, du gravier ( dont les mouvements évoquent ceux de l’eau), sans nous attarder à la datation des œuvres réalisées ; ainsi l’on trouvera par exemple dans certains jardins Ka sansui datés du 15ème siècle une totale fidélité à ses prescriptions.
La pierre ici est utilisée de la même manière que le peintre utilise l’encre ; oku évoque les sentiments attribués à l’être humain, la pierre oku est tenue pour la plus intime, et on la disposera telle une touche finale donnant pleine vibration à la composition. Le minéral est traité avec le même soin que tout être vivant, et l’on tenait compte de l’esprit parfois sensible, voir susceptible, de la pierre.
Les termes humains étaient d’usage, la tête pour le sommet, le pied pour la base, le ventre pour la partie préférentielle, et la plus intéressante, parce que plus soumise que l’autre, le dos, à la patine du temps. On retrouve cette conception anatomique développée dans certaines constructions mésoamérindienne, tout autant que dans le corpus roman, dont l’église sera l’archétype. Les mayas voyaient l’architecture comme une métaphore du corps, ils identifiaient par exemple les portes d’entrée avec des bouches. « Les ouvertures ovales dans les encorbellements inclinés allégeaient le poids que les murs et les voutes devaient soutenir, permettant de créer des espaces étroits mais aussi importants que des cathédrales » (Mary Ellen Miller et Claudia Brittenham, L’architecture Maya 2009.) Citons encore Maria Teresa Uriarte et Antonio Toca, dans leurs écrits sur l’art de l’architecture précolombienne en Mésoamérique : « L’édifice ou la ville sont structurés selon une certaine géométrie sacrée, mais aussi selon la topographie, la géographie et le cosmos, tout en partant des dimensions de l’être humain ».
Dans tous ces cas, l’unité de mesure est basée sur les dimensions de l’homme et la « grammaire » utilisée pour fonder l’espace construit se nomme : le Centre et le Chemin – elle suggère la quête du lieu essentiel qu’est le vide (comme lieu de la Présence), l’espace vibrant où la présence, tant matérielle qu’immatérielle, s’établit. La réalité de la demeure trouve alors pleinement sa présence dans l’espace libre bien que clos par un toit ou des murs, et non pas par ces murs eux-mêmes ou la surface couverte. Cette vibration confére à bien des lieux une acoustique particulière, qu’il est parfois difficile de retrouver dans les constructions dites modernes.
Bien des convergences existent entre ces différentes régions du monde (à commencer par l’usage de mêmes significations symboliques) ; peut-être sont-elles aussi nombreuses que les différences qui les séparent, et les études passionnantes sur le sujet ne manquent pas, venant de grands spécialistes comme entre autres, Gustav Jung, Claude Lévi-Strauss ou encore Mircea Eliade et la coincidentia oppositorum.
La notion de dévoilement progressif, avec l’usage des shoji, parois coulissantes, ouvrant à la totalité invisible, invitant à entrevoir la pierre oku, développée par les moines zen au 15ème siècle, était déjà bien apréhendée à la période Heian ( 9ème-12ème siècle), elle s’applique également par la superposition de torii en bois ou en pierre, d’enceintes ou de voiles dont certains ne peuvent être franchis que par certains prêtres, moines, la famille impériale, de rares pélerins privilégiés. Cette technique qui consistait à cacher partiellement pour stimuler l’imagination, n’était pas spécifique au Japon : c’était un procédé utilisé depuis les temps anciens pour accompagner l’homme dans sa relation avec le sacré. Edifices placés face à face et menant à l’accès principale du temple chez les mayas, le narthex des églises romanes, ou encore la clôture, l’iconostase, jubé, ne sont que des exemples de ces espaces de transition rendant sensible le rapport entre le spirituel et le visuel.
La roche, os de la terre, mémoire vivante d’un autre temps, d’un outre-temps, fut utilisée en ces temps, par trois civilisations qui avaient en commun la quête de l’harmonie originelle, le respect de la transmission ( la transmission des connaissances de maîtres à disciples fut la régle générale), et la croyance en la réalité de l’invisible. Dieu-astre de lumière unique bien que Trine pour les uns, Dieu-soleil aux multiples divinités, matérielles ou immatérielles pour les autres, tous ont construit à l’écoute de la lumière d’en-haut. Ainsi, « relier » à cette lumière, « religieux » en un mot, ils étaient capables de lire un language céleste qui nous est désormais étranger.
Au Japon, la pierre défensive contre les mauvais esprits se disposait dans les jours qui suivent le solstice d’hiver. Les mayas orientaient leurs pyramides selon solstices et équinoxes, . Il faut contempler à la pyramide de Ts’íibil Cháaltun, lors de l’équinoxe de printemps, le soleil levant briller directement par la porte du temple et le traverser jusqu’à la porte opposée. Les bâtisseurs de l’art roman savaient écrire avec la lumière la liturgie sacrée de leur foi jusqu’au cœur de leur lieu saint ; nombreux sont aujourd’hui, ceux qui obéissant à divers raisons, se rendent en la basilique de Vézelay lors du solstice d’été pour s’abreuver au chemin de lumière disposant neuf ronds lumineux qui traverse toute la nef jusqu’au chœur.
Par la pierre, la roche et ses fragments, l’homme inscrivit une liturgie de la lumière, matérialisant l’esprit, spiritualisant la matière, offrant une musique de l’espace unique que nos yeux ont tout avantage à écouter dans notre monde actuel qui a tant progressé, qu’il semble parfois avoir perdu le Centre et le Chemin.
©Philippe Brame 2015